En Ardèche, un camping sans alcool : « C’est plus qu’un lieu de vacances, c’est thérapeutique ».
L’association la Croix bleue tient depuis 1972 le seul camping sans alcool de France.
Un refuge destiné aux personnes qui essaient de se sortir de leur addiction, et à leurs proches.
Apéro et repas commun, avec un punch sans alcool au camping de la Croix bleue à Vernoux-en-Vivarais, le 16 août 2023. (Pablo Chignard/Libération)
« L’alcool est partout. Rien qu’en regardant un film, on voit les gens picoler. Chez nous, dans les boulangeries, ils vendent des 6.8 à côté des baguettes. À 11 heures, dans les bars, il y a déjà sur les tables des verres de blanc, de bière, d’apéro anisé. » Mais pas dans ce camping à Vernoux-en-Vivarais, village du nord de l’Ardèche. La moindre goutte d’alcool y est prohibée. Carole s’y rend pour la première fois avec son groupe de soutien venu d’Épinal. Elle a 36 ans, est « tombée dans l’alcool » il y en a cinq. Depuis, elle n’a jamais réussi à tenir plus de deux mois sans boire.
Entre les tintements des cloches de l’église, les rires des campeurs et le claquement des boules d’un concours de pétanque, elle raconte son combat. Les « vingt, vingt-cinq » cures sans succès, la perte de son emploi d’assistante commerciale, de la garde de ses enfants, de la confiance de sa famille. Sa dernière sortie de cure remonte à trois mois. Pourtant, elle l’avoue : avant de venir, elle a « reconsommé ». Mais ici, au moins, elle se sent protégée. La veille encore, elle a ressenti un besoin quasi irrésistible d’alcool, tellement fort que « ça prend aux tripes » – dans le milieu, on parle de « craving ». « Habituellement, je bois dans ces moments. Sauf qu’hier j’en ai parlé, on a fait la vaisselle pour me changer les idées. Et je n’ai pas consommé. Pour moi, c’est une petite victoire. »
Carole, qui vient pour la première fois au camping de la Croix bleue, à Vernoux-en-Vivarais, le 16 août.
Discussions plutôt que sanctions.
Et elles sont nombreuses, ces petites victoires, même temporaires, dans le camping ardéchois niché à 600 mètres d’altitude. Les bénévoles de la Croix bleue, association aidant les malades alcooliques, y veillent depuis 1972. Chaque été, pendant huit semaines, ils accueillent buveurs et anciens buveurs, leurs familles, ou simples vacanciers de passage. Et entendent leur offrir un séjour à moindre coût – environ 150 euros la semaine – pour se reconstruire loin des addictions.
« La seule règle, c’est le sans alcool, ni produits illicites. Nous sommes le seul camping de France (voire d'Europe) à le proposer », souligne Jean-Claude Scherer, aux manettes du lieu depuis huit ans. Appuyé contre le dossier de sa chaise en plastique, lunettes tenues par un cordon noir, il décrit les 17 caravanes équipées d’auvent, la dizaine d’emplacements nus, un mois d’août complet cette année – bien plus animé que juillet – et des campeurs venus «de toute la France ». Il y a bien, parfois, quelques entorses au règlement ; elles ne débouchent pas sur des sanctions. Plutôt de longues discussions. « À la Croix Bleue, on marche avec les gens. Pas derrière eux pour les pousser, mais à côté pour les accompagner. »
Apéro de fin de saison, avec un punch sans alcool, à Vernoux-en-Vivarais, le 16 août 2023.
Jean-Claude Scherer, président du camping associatif.
« On a fait un choix pour sauver notre peau »
« La finale commence, les équipes, revenez !» Les boulistes presque vainqueurs s’empressent de regagner le terrain de pétanque.
Michèle ne les quitte presque pas de ses yeux surmontés d’une frange rousse. Après tout, son petit-fils pourrait gagner. Elle le connaît bien, ce concours traditionnel du mercredi après-midi : avec son mari, elle revient chaque été depuis 1994. « Certains nous prennent pour des extraterrestres avec notre “sans alcool”, mais on n’est pas des gens à part. On a fait un choix pour sauver notre peau. » À l’époque, son époux sortait tout juste de cure. Elle voulait qu’ils partent quelque part, essayer de sauver leur couple «au bord de la rupture » essoré par des années d’alcool, de disputes et de non-dits.
Alors le directeur de la cure leur a dégoté une place dans le camping de la Croix Bleue. Pour elle, cet endroit n’a pas été un simple lieu de repos. Ils s’y sont reconstruits. Dès leur arrivée, ils ont été entourés : son mari, bien sûr, encore fragile, mais elle aussi, en tant que conjointe. « Dans un couple, quand il y a l’alcool, il n’y a plus de communication. Seulement deux souffrances qui s’affrontent, analyse-t-elle. Sur ce camping, on a discuté et redémarré notre vie. » Ils ont même fini par acheter une maison secondaire à Vernoux. Symbole de leur bonheur retrouvé.
« C’est plus qu’un lieu de vacances, c’est thérapeutique. Entre nous, il n’y a pas de barrières, on est tous passés par là. On se raconte nos bobos et nos misères. Nos joies, aussi. » Un large sourire se dessine sur le visage de la sexagénaire. Nathan, son petit-fils, vient d’emporter la finale. « On l’amène au camping depuis qu’il a quatre ans !» Ils sont tout un petit groupe de jeunes qui ont vécu leurs étés dans la poignée de caravanes plantée entre les arbres de ces hauteurs ardéchoises. « C’est un peu difficile de passer un été ailleurs, on connaît tout le monde, on fait le tour du lac avec des adultes, on joue avec les plus petits… » glisse timidement Elodie, enveloppée dans sa robe à fleurs rouge. Elle fête ses 24 ans ce jour-là.
Pour beaucoup, l’alcool les a détruits, a disloqué leur famille, asséchés leur compte en banque. Ils sont arrivés ici pour s’en protéger, et sont revenus pour se retrouver. Dominique, chapeau vissé sur le crâne, souvent farceur, anime les conversations quatre ou cinq semaines par an. « Mon premier week-end au camping remonte à vingt-cinq ans. Je n’étais pas parti depuis vingt ans, tout mon argent était parti dans les bouteilles.» Il ne boit plus, mais revient chaque année, muni de son ordinateur – il faut bien suivre le Tour de France –, pour retrouver «sa bande de copains », les concours de boules et les longues discussions jusque tard dans la nuit.
Préparation du punch sans alcool.
« Parler et comprendre la maladie »
Le soir s’installe. On se hâte de finir la préparation du repas commun du mercredi, la viande marinée, les gâteaux apéro. Dans un seau, les bénévoles vident des bouteilles de jus de fruits, limonade et citron : place au « punch maison ». Dehors, vers les caravanes, on s’affaire aussi pour le dîner. Sous son auvent rouge et beige, Martine s’apprête à finir sa salade tomates patates. C’est la sixième fois qu’elle vient à Vernoux avec son mari. Eux ne sont pas alcoolodépendants, mais ont tous deux décidé d’être abstinents et s’engager à la Croix bleue.
Pour Martine, boire une goutte d’alcool est devenu impensable. Sa fille en est morte, il y a douze ans. « Au début, je ne pouvais même plus prononcer le mot, c’était comme une personne qui avait tué ma fille. »
Elle roule nerveusement son index autour de son pouce. « Encore maintenant, quand je vois des personnes alcoolisées, mon cœur se serre. » Au camping, elle est loin de « cette ambiance d’alcool », « des disputes » ou « des bagarres » qu’il peut engendrer. Et elle se sent utile, peut écouter et aider comme elle l’a été, « sans jugement ».
Car si les habitués se retrouvent entre eux, ils tiennent aussi à entourer et conseiller les nouveaux. « Dès qu’on est arrivées, on a été saluées et invitées pour discuter », s’enthousiasme Isabelle, venue d’Orange le matin même avec sa fille.
C’est son ex-conjoint qui est accro, depuis des années. « Je me suis dit que venir ici toutes les deux pourraient nous aider à parler et comprendre la maladie », ajoute-t-elle, gobelet de tisane entre les mains, sous la tente bleue dressée pour la soirée. Justine, petite fille de 10 ans – « presque 11 » –, s’absente quelques instants, mais revient toujours bien vite auprès de sa mère. De son père, qui n’a plus sa garde, elle se souvient des accès de violence sous l’emprise de l’alcool, la déception qu’elle a ressentie quand il n’a pas respecté ses promesses, et sa rechute quatre jours après la sortie de cure. « C’est la première fois que je discutais avec des personnes alcooliques. J’ai retrouvé l’histoire de son père », glisse Isabelle en croisant ses avant-bras parés de bracelets et de feuilles tatouées.
Elle songe déjà à l’année suivante. Venir avec lui et leur fille, leur permettre d’avoir leurs premières vacances ensemble. « Et pour que papa se fasse des amis, qu’il sache qu’il n’est pas seul », avance Justine en souriant.
À côté d’elle, entourée par son groupe d’Épinal, Carole se projette aussi, imagine y amener ses deux enfants l’été prochain. « Aujourd’hui j’ai vraiment décidé de m’en sortir, je ne veux plus tout gâcher. Pour moi, ce séjour, c’est le début de l’abstinence.»
(Apolline Le Romanser, Pablo Chignard/Libération)
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